Les oiseaux en voie de disparition en Afrique se vendent pour des dizaines de milliers d’euros en Europe occidentale. La Serbie est un point important sur la route de la contrebande d’oiseaux exotiques en provenance d’Afrique. Enquête de l’hebdomadaire “Vreme” aux Pays-Bas, en Serbie et en Guinée.
Les jacos ne se reproduisent pas en captivité, ou très difficilement, dit-on. Cela fait sourire Halid Redza, 67 ans. Dans sa cuisine, à Zemun, banlieue calme de Belgrade, cinq couples de ces perroquets gris originaires d’Afrique, qui figurent sur la liste des espèces menacées de disparition, piaillent dans les cages. L’année dernière, onze jacos sont sortis de leurs coquilles chez Redza. “Les jacos sont de grands émotifs, ils ressemblent aux hommes. Une fois tombés amoureux, ils passent toute leur vie avec leur partenaire”, raconte l’oiselier.
La maison de Halid Redza, surnommé Akan, sent les graines pour oiseaux. Dans son bureau, un seau avec des vers de terre est posé au sol, des flacons de médicaments et de vitamines sont rangés dans un présentoir. Les oiseaux que Redza commande en Afrique en ont besoin, ils arrivent épuisés.
La maison de Redza est une adresse bien connue à Belgrade. On peut s’y procurer légalement toutes sortes d’espèces d’oiseaux exotiques, de minuscules pinsons aux grands cacatoès. Hit est un jaco d’un âge respectable, et il parle beaucoup, sourit Redza :
“Parfois, il engueule les chiens.”
Le prix d’un jaco [en Serbie] varie entre 800 et 1 000 euros. Aux Pays-Bas ou en Allemagne, il vaut le double. Dans des pays africains, comme la Tanzanie, où l’exportation d’oiseaux a été interdite en 2016, les perroquets gris sont capturés illégalement dans la nature et revendus à des grossistes pour quelques dollars.
L’importante différence entre le prix d’achat et le prix de vente fait des oiseaux une denrée parfois plus rentable que la drogue. Entre 7 et 23 milliards de dollars de profit sont réalisés chaque année sur le marché noir des espèces animales et végétales sauvages, estiment les Nations unies et Interpol. En raison de ce trafic vers de riches pays européens, certains oiseaux sont presque en voie d’extinction en Afrique. La moitié ne survit pas au voyage. Selon les enquêteurs occidentaux, une des routes du trafic d’oiseaux exotiques passe par les Balkans, via la Serbie.
Un marché d’oiseaux aux Pays-Bas
Vreme s’est entretenu avec les marchands, les policiers et les experts en oiseaux en Guinée, en Serbie et aux Pays-Bas afin de reconstituer l’itinéraire du trafic. Contrairement au trafic de drogue, d’armes ou d’êtres humains, le trafic d’oiseaux suscite peu d’intérêt.
Un jour pluvieux de septembre 2022, des milliers de personnes affluent vers les halles géantes de la ville néerlandaise de Bois-le-Duc. Le chœur dissonant de centaines d’espèces d’oiseaux retentit sous les voûtes éclairées au néon. Les oiseaux sont entassés dans des cages minuscules ou des caisses en bois. On est à AviMarkt, la plus grande foire aux oiseaux d’Europe, soixante-dix ans de tradition.
Aux Pays-Bas, plus de 2 millions d’oiseaux sont enregistrés comme animaux de compagnie. Dans l’ensemble de l’Union européenne, leur nombre s’élève à 50 millions. Cependant, les canaris et les pigeons ne sont plus à la mode.
“Les acheteurs ne se posent pas de question sur l’origine des oiseaux”, constate Harald Garretsen, en se promenant parmi des cages renfermant des pinsons, des toucans, des tourterelles et de rares perroquets gris. Depuis quarante ans, Garretsen lutte contre la contrebande d’espèces sauvages. Il officie aujourd’hui en tant qu’inspecteur de l’Agence néerlandaise de protection des consommateurs. À Bois-le-Duc, il traque les oiseaux protégés et vérifie les certificats des oiseaux autorisés à la vente, car il y a beaucoup de faux. L’année dernière, il a saisi une grande quantité d’oiseaux à AviMarkt.
“Les éleveurs ont constamment besoin de sang neuf”
L’inspecteur sait que certains oiseaux, notamment les oiseaux se trouvant sur la liste des espèces protégées, sont très demandés par les réseaux criminels. Un couple de grands perroquets en âge de procréer peut coûter 200 000 euros.
Dans l’Union européenne, seule la vente d’oiseaux élevés en captivité est autorisée, leur importation étant interdite depuis 2005 en raison de la grippe aviaire.
Alfaro Moreno est à la tête de la lutte contre le trafic d’espèces sauvages au sein d’Europol, l’agence de la police européenne. “Les éleveurs ont constamment besoin de sang neuf”, explique-t-il :
“Ils ne peuvent pas accoupler des oiseaux de la même famille. Cela explique pourquoi les oiseaux venant d’un trafic sont tant demandés. Les éleveurs décernent le certificat d’un oiseau décédé à un oiseau venu par le réseau de contrebande.”
L’inspecteur Garretsen précise que les contrebandiers s’intéressent particulièrement aux pays proches de l’UE, comme la Serbie, l’Albanie, la Turquie ou l’Ukraine, avant la guerre. Selon lui, une importante route du trafic d’oiseaux va de l’Afrique vers Belgrade, pour continuer par la Hongrie. “Des milliers d’oiseaux sont transportés par cette route. Les Balkans sont une plaque tournante de la contrebande d’oiseaux, il s’agit de crime organisé”, affirme Moreno.
La route des Balkans
Dans un café de Vracar, un quartier de Belgrade, nous rencontrons un magistrat. “La Serbie est un pays de transit pour toutes sortes de trafics. Le même itinéraire est utilisé pour le trafic d’êtres humains et d’animaux”, explique ce magistrat sous couvert d’anonymat :
“Un cas sur mille de trafic d’espèces animales sauvages est poursuivi en justice. Nous avons trop peu d’experts dans ce domaine.”
Nebojsa Vasic travaille dans les douanes, au Service de la lutte contre la fraude et les trafics. Selon lui, les oiseaux sont les animaux le plus souvent victimes de trafic. “Les oiseaux sont transportés dans des conditions inhumaines. Une fois, c’était en janvier, nous avons trouvé huit perroquets dans des boîtes coincées sous une voiture. Nous retrouvons les oiseaux dans des sacs de pommes de terre, emballés dans des vêtements, sous des sièges, cachés dans le coffre”, raconte Vasic.
Plusieurs interlocuteurs de Vreme signalent qu’en Serbie les foires aux petits animaux et oiseaux sont très convoitées par les acheteurs et contrebandiers venus de l’étranger. Il y a quatre ans, six grands cacatoès noirs ont été volés dans un zoo privé à Kolut, au nord de Sombor, ville située près de la frontière entre la Hongrie et la Croatie. Le propriétaire a estimé leur valeur à 80 000 euros.
Vasic et ses collègues appréhendent les passeurs d’oiseaux et les marchands ne possédant pas des certificats en règle ou présentant des certificats falsifiés. Toutefois, les policiers et les agents des douanes ne sont pas ornithologues, précise Vasic :
“Parfois, il n’y a qu’un petit peu de rouge dans la queue qui indique si l’oiseau est autorisé à être commercialisé ou interdit à la vente.”
S’il y a un doute, les agents des douanes serbes demandent l’avis de collègues du réseau européen EUTwix – une plateforme européenne de communication et base de données de saisies – ou au bureau serbe d’application de la Cites, convention qui réglemente le commerce international des espèces de flore et de faune sauvages menacées d’extinction.
À Belgrade, seulement deux personnes, affectées au ministère de la Protection de l’environnement, travaillent au respect de la Cites. Elles délivrent les autorisations d’importation d’animaux ne figurant pas sur la liste des espèces protégées. Le ministère a ignoré notre demande d’entretien, de même que l’administration des services vétérinaires, censée examiner les animaux importés et surveiller la quarantaine.
L’administration des services vétérinaires est probablement l’institution la plus corrompue de Serbie. Qu’il s’agisse de la santé des animaux importés ou du sort des chiens errants, elle se laisse graisser la patte”, affirme un ornithologue.
Milan Ruzic nous accueille au bureau de la Société serbe pour la protection et l’étude des oiseaux, à Novi Sad, deuxième ville du pays. Cet ornithologue dit pouvoir identifier n’importe quel oiseau européen, tout en admettant son incompétence quant à des milliers d’espèces d’oiseaux exotiques, dont seulement 58 sont protégées par la Cites.
“Chaque oiseau qui arrive d’Afrique devrait avoir des certificats en règle. Mais, qui va contrôler à 2 heures du matin une cargaison d’oiseaux arrivée à l’aéroport de Belgrade pour identifier les espèces ?” s’interroge-t-il :
“Les marchands prétendent que leurs oiseaux proviennent d’un élevage. Mais ce n’est pas vrai – ils sont volés dans le nid. Surtout le perroquet gris d’Afrique. En Afrique, il vaut 5 dollars, en Serbie son prix monte à 500 dollars et en Europe de l’Ouest, c’est trois fois plus.”
Selon la législation en vigueur, il n’est pas possible d’exporter les oiseaux de la Serbie vers l’UE. C’est là qu’intervient la contrebande.
Dans le zoo de Belgrade, les cris des perroquets se mêlent à ceux des grands toucans. Certains d’entre eux ont été saisis à des contrebandiers et font partie d’une exposition, nous explique Kristijan Ovari, biologiste du zoo.
“Les contrôles aux frontières sont assez laxistes”
Ovari, qui a travaillé pendant des années au zoo de Palic, près de la frontière avec la Hongrie, connaît bien la route des trafiquants :
“Les contrôles aux frontières sont assez laxistes. Des dizaines de milliers d’animaux entrent en Serbie, dont le perroquet gris d’Afrique. Et puis ils disparaissent. Il s’agit d’un matériel génétique précieux pour le marché de l’UE.”
Nous retournons chez Halid Redza. Dans le jardin, nous faisons la connaissance de Koki, un gros cacatoès blanc, qui a joué dans plusieurs pubs et films. Pendant des années Redza a acheté des jacos en Tanzanie, mais depuis 2016, ce n’est plus possible. Toutefois, Redza et les autres importateurs serbes ont toujours leurs fournisseurs en Afrique, notamment en Guinée et au Mali. Les oiseaux sont achetés sur catalogue, après le feu vert du bureau d’application de la Cites, explique l’oiselier de Zemun, ajoutant qu’il doit garder les oiseaux importés trois semaines en quarantaine. Les vétérinaires de l’État leur rendent régulièrement visite.
Depuis trois ans, 35 618 oiseaux sont arrivés en Serbie en provenance de Guinée, soit un sixième des exportations guinéennes : des amarantes roses, des jabirus et des calaos noirs, parmi d’autres.
Tous les oiseaux ont été transportés par les avions de Turkish Airlines, qui a refusé de répondre à nos questions. Selon une enquête de l’organisation américaine World Animal Protection, publiée en 2019, Turkish Airlines transportait des perroquets gris depuis la RDC, le Mali et le Nigeria en direction de l’Asie.
Une manne considérable
Cinq mille kilomètres séparent Belgrade de Conakry, ville portuaire sur l’océan Atlantique. Depuis le coup d’État militaire de septembre 2021, le pays est dirigé par le colonel Mamadi Dumbuya, ancien combattant de la Légion étrangère. La Guinée est l’un des pays les plus pauvres du monde, et les oiseaux des forêts tropicales et des savanes sont une manne considérable.
Un marchand nous accueille dans une boulangerie libanaise du quartier d’affaires de Conakry. Sous le couvert d’anonymat, il nous confirme exporter des oiseaux en Serbie. Ils sont capturés dans la nature. “Nous en avons beaucoup”, dit-il. Il vend les tarins des aulnes 1,50 dollar la pièce. Dans les animaleries néerlandaises, ce petit oiseau vaut 75 euros – le voyage est long, il y a beaucoup d’intermédiaires et de profit en jeu.
Notre interlocuteur rejette les accusations de pillage de la nature :
“La population d’oiseaux diminue en raison de la déforestation. On rase les forêts pour construire. Là où j’habite, il y avait une forêt autrefois, aujourd’hui c’est une ville.”
“Les agriculteurs accusent les marchands de mettre en danger les oiseaux, mais ce n’est pas vrai – ce sont eux qui les empoisonnent en utilisant des pesticides, notamment dans les rizières. Nous les attrapons vivants en respectant les quotas établis. Et puis nous les exportons légalement. Nous ne sommes pas des meurtriers d’oiseaux”, se révolte cet homme.
“Il n’est pas facile de protéger notre flore et faune”
Bela Diallo, fonctionnaire du bureau de la Cites de Conakry, à la retraite depuis peu, estime que les oiseaux exotiques devraient être mieux protégés. “Le principal problème, c’est l’aéroport. Nous délivrons les certificats pour les oiseaux, mais les employés de l’aéroport et des douanes ne sont pas experts. Les marchands peuvent toujours mettre n’importe quel oiseau dans les cages et les expédier”, explique-t-il.
Pierre Camano et sa Brigade nationale de lutte contre les crimes contre la faune et la flore devraient mettre fin à ces pratiques illégales. Il ne s’agit pas d’une brigade d’inspecteurs, mais d’un groupe de soldats d’élite armés de kalachnikovs. Une grande photo de lui en compagnie du président Dumbuya est accrochée au mur dans son bureau au ministère de l’Environnement. Tous les deux sont en uniforme, le président porte des lunettes de soleil.
“Il n’est pas facile de protéger notre flore et faune, résume Camano. Nous mettons tout en œuvre pour réprimer la criminalité environnementale, mais les contrebandiers et les braconniers sont rusés, bien organisés et disposent de beaucoup d’argent.”
Son unité se débrouille avec les moyens du bord. “Beaucoup d’espèces animales pourraient être sauvées en Guinée si notre unité était plus mobile”, se plaint-il. Elle ne dispose que de six véhicules pour patrouiller dans ce vaste pays. C’est une donation de l’UE. De temps en temps, une ONG française leur paie le carburant.
Les marchands impliqués dans le crime environnemental peuvent dormir tranquilles. Lorsque nous avons demandé au marchand rencontré à la boulangerie pourquoi les oiseaux africains se vendaient comme des petits pains, sa réponse a été claire : “Demandez à vos familles en Europe.”
Ingrid Gercama, Nathalie Bertrams, Nemanja Rujevic, Tristen Taylor